3-243/2

3-243/2

Sénat de Belgique

SESSION DE 2005-2006

20 JUILLET 2006


Proposition de loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne les règles relatives à la légitime défense et introduisant la cause absolutoire générale de l'excès de légitime défense


AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT

40.503/2


Le CONSEIL D'ÉTAT, section de législation, deuxième chambre, saisi par la présidente du Sénat, le 16 mai 2006, d'une demande d'avis, dans un délai de trente jours, sur une proposition de loi « modifiant le Code pénal en ce qui concerne les règles relatives à la légitime défense et introduisant la cause absolutoire générale de l'excès de légitime défense » (doc. Sénat, session 2003-2004, nº 3-243/1), a donné le 5 juillet 2006 l'avis suivant:

Comme la demande d'avis est introduite sur la base de l'article 84, § 1er, alinéa 1er, 1º, des lois coordonnées sur le Conseil d'État, tel qu'il est remplacé par la loi du 2 avril 2003, la section de législation limite son examen au fondement juridique de la proposition, à la compétence de l'auteur de l'acte ainsi qu'à l'accomplissement des formalités préalables, conformément à l'article 84, § 3, des lois coordonnées précitées.

Sur ces trois points, la proposition appelle les observations ci-après.

Observations générales

1. La proposition de loi tend à rétablir l'article 72 du Code pénal afin, d'une part, d'étendre le champ d'application de la cause de justification que constitue la légitime défense à la défense « d'un fonds de commerce, d'un bien ou de tout autre bien juridique de soi-même ou d'autrui » contre une atteinte actuelle et illicite et, d'autre part, d'instaurer la cause absolutoire de l'excès de légitime défense, inconnue jusqu'ici en droit belge.

2. Dans l'état actuel du droit, la légitime défense est l'une des causes de justification; elle a pour effet d'enlever au comportement incriminé son caractère illicite, de sorte qu'il n'y a plus, en l'espèce, d'infraction (1) .

Elle trouve sa base légale non pas dans les dispositions générales du Code pénal contenues dans le Livre 1er, mais dans les articles 416 et 417 du même Code qui limitent l'effet justificatif de la légitime défense aux infractions d'homicide, de blessures et de coups.

L'article 416 du Code pénal énonce la règle selon laquelle:

« Il n'y a ni crime ni délit, lorsque l'homicide, les blessures et les coups étaient commandés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui ».

Pour qu'il y ait légitime défense, il faut que soient réunies les conditions suivantes:

1º l'existence d'une agression injuste ou illégale ayant un caractère grave et étant dirigée contre l'intégrité physique d'une personne;

2º l'agression doit avoir un caractère actuel;

3º la défense est nécessaire;

4º la réaction doit être pertinente et proportionnée à la gravité de la menace ou du mal résultant de l'agression.

L'article 417 du Code pénal énonce une présomption de légitime défense dans les deux cas suivants:

— la défense a lieu pour repousser pendant la nuit l'escalade ou l'effraction d'un tiers dans une habitation privée à moins qu'il soit établi que l'agent n'a pas pu croire à une attaque contre les personnes;

— si le fait a eu lieu en se défendant contre les auteurs de vol ou de pillage exécutés avec violence envers les personnes.

L'article 2, § 2, a), de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui énonce que le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi, précise que la mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cette règle dans le cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale.

Observations particulières

Dispositif

Article 2

1. L'article 72, alinéa 1er, proposé, du Code pénal, étend le champ d'application de la légitime défense d'abord à toutes les infractions et non plus seulement à l'homicide, aux blessures et aux coups, puisque la disposition nouvelle est insérée dans les dispositions générales du Livre 1er du Code pénal et qu'aucune restriction n'est mentionnée. Ensuite, la légitime défense est étendue à la défense « d'un fonds de commerce, d'un bien ou de tout autre bien juridique ».

En ce qui concerne l'extension de l'effet justificatif de la légitime défense à toutes les infractions, les auteurs de la proposition sont invités à préciser, lors des débats parlementaires, la raison pour laquelle cette solution est proposée alors que l'application actuelle de l'état de nécessité aux infractions autres que l'homicide, les coups et les blessures, permet à la jurisprudence de réserver un sort adéquat aux cas d'espèce qui le méritent effectivement.

En ce qui concerne l'extension à la défense des biens, le Conseil d'État s'interroge sur la compatibilité de la réforme proposée, en ce qui concerne l'homicide, avec l'article 2, § 2, a), de la Convention européenne des droits de l'homme qui est généralement interprété comme ne s'appliquant qu'à la défense de la personne (2) (3) . Certes, les développements de la proposition indiquent que les Pays-Bas, l'Allemagne et la France ont étendu la notion de légitime défense à celle qui concerne les biens, voire même à d'autres biens juridiques. Il importe toutefois d'observer que l'article 122-5, alinéa 2, du Code pénal français exclut le bénéfice de la légitime défense lorsqu'un homicide volontaire est commis. Quant aux Pays-Bas, il a été expressément déclaré lors des travaux parlementaires que l'article 41.1, en projet, du Code pénal néerlandais ne pourrait trouver à s'appliquer pour justifier un homicide volontaire commis pour assurer la seule défense d'un bien (4) .

Contrairement à l'article 416, proposé, du Code pénal, l'article 72, proposé, ne mentionne pas que la réaction doit être nécessaire. Certes, les développements de la proposition précisent que l'intention de ses auteurs est bien de conserver cette condition. Le dispositif proposé gagnerait en conséquence à la mentionner expressément.

2. L'article 72, alinéa 2, proposé, du Code pénal, instaure ce que les auteurs de la proposition appellent « la cause absolutoire de l'excès de légitime défense ».

Actuellement, l'agent qui cause la mort, des blessures ou des coups en dehors des conditions légales se rend coupable d'une infraction, à moins qu'il fasse valoir qu'il a commis une erreur dans l'appréciation des conditions de la légitime défense. Si, cette erreur est invincible — c'est-à-dire telle que toute personne raisonnable et prudente l'aurait commise — elle fera disparaître la responsabilité pénale; si cette erreur n'est pas invincible parce qu'elle est fautive, elle aura pour effet d'exonérer l'auteur des infractions qui requièrent l'intention, mais laissera subsister les infractions d'imprudence (5) . Enfin, l'auteur de l'infraction peut aussi invoquer la cause de non-imputabilité tirée de la contrainte irrésistible énoncée à l'article 71 du Code pénal. La contrainte se réfère à une situation de force majeure subjective dans laquelle le sujet n'a pas d'autre choix que d'enfreindre la loi. En conclusion, les cas dans lesquels la jurisprudence accorde l'impunité à l'auteur « d'un dépassement de la légitime défense » sont, selon le droit actuel, d'application restreinte.

Par ailleurs, si l'auteur de l'infraction ne s'est trouvé ni dans une situation de contrainte irrésistible, ni dans une situation d'erreur invincible, il pourra invoquer la circonstance que les violences qu'il a commises, ont été immédiatement provoquées par des violences graves envers les personnes (article 411 du Code pénal) et sa peine sera réduite conformément à l'article 414 du Code pénal. Il pourra aussi bénéficier de cette réduction de peine s'il se trouve dans les conditions visées à l'article 412 du Code pénal (repousser, de jour, l'escalade ou l'effraction dans une habitation privée à moins que l'auteur n'ait pas pu croire à une agression contre les personnes).

La proposition étend considérablement les hypothèses dans lesquelles l'auteur serait à l'avenir impuni; dès lors que l'atteinte a causé chez l'auteur une émotion violente, sa réaction excessive ou inadéquate, qui en est la conséquence immédiate, entraînera son impunité. Il y a lieu d'attirer l'attention sur le fait que l'existence de cette émotion forte dépendra, certes, des circonstances de l'atteinte, mais aussi de la personnalité de celui qui en est la victime. Cette appréciation comportera une part non négligeable de subjectivité.

Même si la proposition s'inspire du droit pénal néerlandais et du droit pénal allemand, il y aura lieu d'indiquer en quoi la nouvelle cause absolutoire de l'excès de légitime défense est compatible avec l'article 2, § 2, a), de la Convention européenne des droits de l'homme, lorsque l'infraction commise est un homicide volontaire répondant à une atteinte contre un bien.

La chambre était composée de

M. Y. KREINS, président de chambre,

M. J. JAUMOTTE et Mme M. BAGUET, conseillers d'État,

M. H. BOSLY, assesseur de la section de législation,

Mme B. VIGNERON, greffier.

Le rapport a été présenté par M. A. LEFEBVRE, auditeur.

La concordance entre la version française et la version néerlandaise a été vérifiée sous le contrôle de M. J. JAUMOTTE.

Le greffier, Le président,
B. VIGNERON. Y. KREINS.

(1) D. Vandermeersch, Éléments de droit pénal et de procédure pénale, Brugge, La Charte, 2006, pp. 77-83; L. Dupont et R. Verstraeten, Handboek, Belgisch Strafrecht, Leuven, Acco, 1990, pp. 219-226. C. Van den Wyngaert, Strafrecht, strafprocesrecht, internationaal strafrecht in hoofdlijnen, Antwerpen, Maklu, 2003, pp. 190-195; F. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal, 7e éd., Bruxelles, Kluwer, 2005, pp. 320-323; C. Hennau et J. Verhaegen, Droit pénal général, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 204-211; C.J. Van Houdt et W. Callewaert, Belgisch Strafrecht, Gent, Story-Scientia, deel II, pp. 451-459.

(2) Y. Haeck, Artikel 2. Recht op leven, in J. Vande Lanotte et Y. Haeck, Handboek EVRM. Deel 2 Artikelsgewijze Commentaar, vol. I, Antwerpen, Intersentia, 2004, pp. 88 et 89; L.E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert, La Convention européenne des droits de l'homme — Commentaire article par article, Economica, Paris, 1999, p. 152; J. Velu et R. Ergec, Convention européenne des droits de l'homme, R.P.D.B., T. VII, Bruxelles, Bruylant, 1990, n° 232 — p. 215.

(3) Deux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme (Mc Cann et al., c.R.U. 27 septembre 1995, Série A, n' 324 ainsi que Ogur c. Turquie, 20 mai 1999, Recueil, 1999) ont été rendus concernant cet article. Ces deux arrêts concernent cependant des hypothèses où des militaires ont tué des personnes dans le cadre de missions anti-terroristes. Elles sont étrangères à la problématique de l'extension du bénéfice de la légitime défense à la défense des biens.

(4) D. Hazewinkel-Suringa, Inleiding tot de studie van het Nederlandse Strafrecht, door J. Remmelink, 5e éd., Deventer, Gouda Quint, 1996, pp. 320 et 321.

(5) Vandermeersch, op. cit., pp. 81-82; C. Hennau et J. Verhaegen, op. cit., pp. 212-216; C. Van den Wyngaert, op. cit., pp. 195-196.